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Ed Kashi
La Malédiction de l'Or Noir
Le 24
juillet 2010
Bill Ryan (BR) : Je suis Bill Ryan de Projet Avalon et nous sommes le
24 juillet 2010. C’est un grand privilège pour moi de m’entretenir avec
Ed Kashi. Ceux d’entre vous qui connaissent mon travail savent que nous
débattons ici de lanceurs d’alertes, de projets secrets et de
désinformation gouvernementale… Un certain nombre de choses qui
devraient figurer dans nos journaux mais dont le public n’entend
pratiquement jamais parler. Ce qui nous mène directement au travail
d’Ed Kashi car, je dois le dire, j’ai été absolument captivé, Ed, par
votre magnifique court-métrage La Malédiction de l’Or Noir.
Cela a donc contribué à nous rapprocher. J’ai vécu au Nigéria lorsque
j’étais enfant et votre court-métrage m’a beaucoup impressionné
et poussé à entrer en contact avec vous. C’est donc l’occasion,
si vous le souhaitez, de parler de votre travail, de votre passion et
de ce qui vous motive à apporter la vérité à des gens qui, autrement,
n’y auraient pas accès. Parlez-nous de vous…
Ed Kashi (EK) : Avec plaisir, Bill. Merci de tout cœur. J’habite près
de New-York et je suis reporter d’images depuis environ 30 ans.
J’aimerais pouvoir dire que j’ai toujours eu la conscience et la
détermination qui sont les miennes aujourd’hui pour des sujets comme le
Delta du Niger, et surtout pour le manque de justice économique, le
désastre écologique engendré depuis une cinquantaine d’années, soit
depuis qu’on y a découvert du pétrole et qu’on a commencé à
l’exploiter.
Nombre de choses me touchent et motivent dans mon travail. Je suis
notamment intéressé par les questions sociales et politiques et comme
je suis tout seul, en tant que journaliste, j’essaie de me focaliser
sur des thèmes qui me passionnent et dans lesquels je puisse
m’impliquer.
BR : Pour les gens qui n’ont pas vu votre film et afin de les
encourager à y consacrer huit minutes de leur temps, vous pourriez
peut-être résumer La Malédiction de l’Or Noir et le message
d’importance vitale qui y est exposé.
EK : Très bien. Mon travail dans le Delta du Niger a commencé en 2004
pour donner naissance à un ouvrage intitulé La Malédiction de l’Or
Noir, 50 Ans de Pétrole dans le Delta du Niger dont le tirage est
actuellement épuisé. Une nouvelle édition brochée est sortie en juin
dernier. Le livre est donc un peu plus abordable et aussi un peu plus
léger car je suis impatient de le voir dans les mains des étudiants.
Et puis, en parallèle, nous avons produit un film portant le même
titre, la Malédiction de l’Or Noir, un court-métrage de sept minutes et
demie basé sur l’idée « Qu’ont donc apporté 50 ans d’exploration et
d’exploitation gazière et pétrolière aux gens du Delta du Niger ? »
Le Delta du Niger est la troisième zone humide au plan mondial, la
deuxième en Afrique, vous savez. C’est un écosystème d’importance
primordiale. Or, il se trouve qu’il possède également d’immenses
quantités de pétrole et de gaz. Incidemment, les Etats-Unis prélèvent
50% de la production locale, ce qui représente pour eux, au niveau
stratégique, une source remarquable de pétrole et d’énergie.
Je voulais toutefois jeter un coup d’œil à l’impact de cette situation
et j’ai découvert que 50 années de pétrole dans le Delta du Niger ont
détruit l’environnement… anéanti tout progrès… fait reculer le
développement dans la région et ce qui était une zone pauvre du Nigéria
est sans conteste devenu une zone misérable. Je veux juste souligner à
quel point il est ironique que quelque chose qui représente 85 à 90% de
la richesse économique du gouvernement fédéral nigérian, provienne de
cette région qui, pourtant, est l’endroit le plus déshérité du pays.
Bien sûr, certaines personnes qui, elles, ne manquent de rien lèvent
les yeux au ciel et s’exclament « Mais oui, j’ai déjà entendu cette
histoire ! » Eh bien, laissez-moi vous dire – et cela s’applique
spécialement à ce qui se passe ici aux Etats-Unis – que je ne peux plus
cautionner ça car chaque fois que vous allez acheter de l’essence,
chaque fois que vous pressez un interrupteur, c’est de l’énergie
nigériane que vous brûlez. Et ça n’est pas possible. On ne peut plus
simplement dire « Oh, mais c’est en Afrique, c’est à l’autre bout du
monde ! » parce qu’en fin de compte, ce truc là va arriver à son terme.
Alors, on ferait bien, dès maintenant, de se demander ce que va être
l’alternative.
Chaque fois que je parle à des jeunes, bien que toutes les tranches
d’âges soient concernées par ce défi, je leur dis que « celui qui
découvrira une nouvelle source d’énergie pour tous, sera considéré
comme le plus grand héro de tous les temps ». C’est en effet notre
seule chance de sortir de ces énergies maléfiques et destructrices. Je
déteste devoir employer le mot « maléfique », il n’y a ici aucune
connotation religieuse, mais elles sont réellement maléfiques comme
nous avons pu le constater avec la catastrophe du Golfe du Mexique,
tant dans son processus de distribution, que de raffinage et
d’utilisation.
Il faut dire qu’il n’existe pas une seule étape de l’exploitation qui
ne soit pas destructrice. Sa seule spécificité, hormis le fait de
nourrir notre dépendance en matière énergétique, est d’enrichir un
petit groupe d’individus ou de gouvernements qui sont déjà extrêmement
corrompus et de leur permettre de l’être plus encore. Laissez-moi
souligner que s’il y a une leçon à tirer du désastre dans le Golfe du
Mexique, c’est que le gouvernement des Etats-Unis ne vaut guère mieux
que celui du Nigéria. Il est peut-être un peu meilleur, mais néanmoins
bien loin d’être parfait.
BR : Compris. Et si la définition du mal est l’absence de bien, on peut
alors affirmer que, s’il n’existe pas une intention délibérée de nuire,
il y a certainement une glaciale indifférence, un égoïsme total, une
absence d’empathie dont l’impact fait froid dans le dos quand on sait
le pouvoir qui est derrière tout ça.
EK : Voilà qui est merveilleusement exprimé et traduit, en partie, ce
que je ressens comme la réaction émotionnelle viscérale qui me submerge
à propos de ce qui se déroule dans le Delta du Niger. Quel cynisme ! Il
y a vraiment de gens cyniques à la tête des multinationales et au
gouvernement ! Parce qu’ils ne sont pas stupides. Ils sont au courant
de ce qui se passe ou bien sont-ils à ce point endurcis ?... En tout
cas, c’est du cynisme pur et dur.
Vous savez, j’ai du mal à croire qu’en cinquante ans, il ne se soit pas
développé une filière technique dans tout le Delta du Niger pour
enseigner, éduquer et former les populations locales à travailler dans
cette industrie vitale. Eh bien, non, il n’y a rien de ce genre.
Alors, tout ce que l’on voit c’est cette haine intense, cette agression
des gens de la région à l’encontre de l’industrie pétrolière. Et pour
ce qui concerne les compagnies pétrolières, elles ne sont pas tenues de
se préoccuper de l’environnement, ça ne les concerne pas. De fait, le
gouvernement nigérian lui-même, les forces militaires du pays qui
opèrent dans le coin, le corps expéditionnaire, tous autant qu’ils
sont, ils n’en ont pas grand-chose à faire de cette partie du Nigéria
car les gens qui vivent là appartiennent à d’autres groupes ethniques.
Nous assistons donc à une situation choquante… absolument
épouvantable.
Là encore, dans ce monde où tout est interconnecté, il est impossible
de prétendre que nous ne voyons rien ! Je place beaucoup d’espoir
dans le travail que je fais là-bas et dans la façon dont il est repris
par les organisations comme Oxfam America, Amnesty International ainsi
que beaucoup d’autres ONG comme Publish What You Pay (une coalition
réunissant plus de 600 groupes, toutes fois et confessions confondues,
pour appeler à la transparence de l’information – NDT) en Angleterre…
C’est une véritable force qui se met en place.
D’ailleurs, le nouveau budget américain prévoit en partie la
législation mise en avant par Oxfam America et diverses organisations
au Royaume Uni pour obliger l’industrie minière à plus de transparence
dans leurs activités, leur comptabilité et la destination des fonds
concernés.
Un pas a donc été fait dans la bonne direction. Je trouve encourageant
que mon travail puisse, même modestement, contribuer à éduquer et à
faire avancer la législation, en fin de compte, là est bien la question
: que faire pour que les choses changent ? Vous voyez, quand je
considère ma profession de photo reporter déclarée agonisante et
inutile depuis une bonne dizaine d’années… laissez-moi dire que je n’en
crois rien car le pouvoir de l’image a toujours le même impact sur les
gens. Et puis, je pense que l’essence du photojournalisme participe à
faire du monde un endroit où l’on vit mieux.
Je crois que nous avons peut-être perdu cela et que nous nous
consacrons de manière presque fétichiste à démontrer à quel point
le monde est mauvais, la mort et la guerre, la destruction et la
famine, la maladie et la pauvreté, toutes ces choses dont nous devons
continuer à être les témoins. Mais, je suis persuadé que si nous
voulons un effet durable, un impact qui nous permette de survivre sur
cette terre – là encore, je suis tellement absorbé par cette idée de
pérennité en presque toute chose – nous sommes devant la
nécessité de trouver également des solutions. Alors, chaque fois que
mon travail peut être relié à des solutions, je suis absolument aux
anges.
Le Delta du Niger m’est littéralement « tombé dessus » à l’Université
de Berkeley par le biais du Professeur Michael Watts, citoyen
britannique qui vit aux Etats-Unis depuis pas mal de temps. Celui-ci va
dans le Delta du Niger depuis une trentaine d’années et c’est donc par
son intermédiaire que je suis devenu un familier de la question et là,
honnêtement, je n’ai pas pu faire autrement que de m’impliquer avec
passion, colère, dégoût et inquiétude.
D’une certaine façon, avec les maladies du Delta du Niger, les
symptômes des problèmes qui s’y posent, je vois de mieux en mieux la
connexion existant entre « la race humaine dans son ensemble » et notre
mode de vie sans avenir.
En Occident, dans une certaine mesure, nous nous sentons coupables ou
au moins conscients de notre surconsommation des ressources de la
planète et, en toute honnêteté, du gaspillage qu’implique notre style
de vie. Mais, ce qui est effrayant désormais c’est que cela s’applique
également aux pays émergeants et démontre à quel point le Delta du
Niger est emblématique de la fragilité d’une civilisation qui
s’appuierait essentiellement sur une énergie fossile. Et tandis que
nous assistons à ce qui se passe actuellement dans le Golfe du Mexique
– même s’il semblerait qu’ils aient heureusement réussi à l’endiguer –
force nous est de constater que c’est une tragédie.
C’est un véritable dilemme, un casse-tête existentiel de penser à ce
qui se déroule dans le Golfe du Mexique tout en sachant que
l’accumulation qui se produit dans le Delta du Niger est pire encore.
BR : C’est une chose intéressante, n’est-ce pas, parce que savoir que
cela se déroule à notre porte, dans le « monde civilisé », a fait se
réveiller un grand nombre de gens. Je m’évertue à répéter à tous ceux
qui sont en mesure de l’entendre que, pour aussi étrange que cela
semble, c’est une bonne chose car il ne s’agit pas d’un fait isolé.
Depuis la révolution industrielle, nous avons systématiquement fait de
cette planète une poubelle et, en l’absence des caméras ou bien quand
cela n’est pas dénoncé sur You Tube et Facebook, personne n’en n’a rien
à faire, personne n’est informé, et les gens continuent à vivre leur
vie dans la plus grande indifférence. Ainsi donc, d’une certaine façon,
c’est un coup de semonce. Vous êtes d’accord ?
EK : Oui. C’est un avertissement destiné à réveiller qui, en un sens, a
servi à mettre en lumière le mythe autour des hydrocarbures. Pour la
plupart d’entre nous, et ce pas uniquement dans les pays
industrialisés, mais partout où l’on prend pour acquis qu’il suffit de
presser un bouton pour obtenir de la lumière, ou d’aller à la station
service pour s’approvisionner en essence – soit dans la plus grande
partie du monde occidental, de nombreux pays d’Asie et même une bonne
partie de l’Afrique – nous ne nous posons aucune question. Incidemment,
quel en est le coût ? Je veux dire le coût écologique et, de manière
plus nuancée, le coût humain ?
Cette tragédie a donc participé à dénoncer le mythe autour des
hydrocarbures auquel les compagnies pétrolières et les gouvernements en
cause, comme au Nigéria, sont trop heureux de nous faire croire. Aux
Etats-Unis et en Angleterre, on aime, en effet, nous laisser imaginer
qu’en l’occurrence tout est simple, facile et dépourvu de sueur,
n’est-ce donc pas merveilleux ? Nous avons de l’énergie à gogo et
personne ne se salit. Vous ne voyez jamais rien. Jamais vous ne voyez
ce qu’implique l’extraction du pétrole et du gaz… Dans ce sens, c’est
une bonne chose.
Mais, vous savez, c’est comme les manifestations à Téhéran l’an dernier
après les élections controversées où Twitter particulièrement a joué un
rôle tout nouveau, si on peut dire, dans l’activisme politique, en
dénonçant également les évènements qui se déroulent à l’insu de tous,
derrière le voile du secret, les moyens qu’un pays comme l’Iran ne se
prive pas de déployer en termes de couverture médiatique et tout le
reste. J’espère honnêtement que ceci est plus efficace que ce qui s’est
produit en Iran parce qu’il semblerait qu’il y ait enfin une lueur
d’espoir. Mais, en vérité, les gens qui sont en position de contrôle,
le font toujours avec une poigne de fer.
L’analogie n’est certes pas parfaite, mais je pense vraiment que ce
moment que nous traversons avec toutes ses facilités de communication
que malgré l’opportunité que nous avons de passer outre la presse aux
ordres et les dictats des gouvernements qui nous contrôlent… il est
tout de même très difficile, en fin de compte, de faire entrer ces
messages dans la conscience collective.
Vous savez, tout le monde – que ce soit aux Etats-Unis ou n’importe où
sur la planète – est écœuré ou effrayé par ce qui est arrivé dans le
Golfe du Mexique mais la question est : que va-t-il se passer dans un
mois, dans cinq ou six mois ?
De surcroît, comment le président Obama, les hommes politiques
américains et les grands patrons de multinationales vont-ils réagir ?
Nous entendons dire que les grandes industries pétrolières vont se
regrouper et investir un milliard de dollars ou plus pour créer un
dispositif de nettoyage absolument extraordinaire pour l’éventualité
d’une prochaine marée noire et c’est formidable. C’est fantastique !
Mais, comment se fait-il qu’un tel dispositif n’ait pas déjà été mis en
place avant ? Nous obligeons nos enfants à s’asseoir dans des voitures
et pourtant nous forons à des profondeurs considérables sans le moindre
plan de secours au cas où les choses tourneraient mal !
BR : Exactement. Où sont les airbags ? Je suis totalement d’accord avec
vous. Vous parlez de mettre les choses en pleine lumière et de toutes
ces questions que l’on pose actuellement mais il est bien triste de
constater que nous n’avons pas l’ouverture d’esprit nécessaire pour
anticiper les problèmes avant de les avoir sous le nez.
J’aimerais vous interroger sur le rôle de la presse officielle, c’est
un thème qui me fascine. A quoi servent les grands médias ? Comment
peut-on les influencer ? Comment pouvez-vous entrer en compétition avec
toute la surcharge d’information disponible ? Parce que c’est en
connexion directe avec la manière de faire passer les messages,
n’est-ce pas ? Que peuvent faire des gens comme vous et moi et quelques
milliers d’autres avec une caméra et un micro pour essayer de
retransmettre une information, que pouvons-nous faire pour être plus
efficaces ?
EK : Eh bien, vous voyez, c’est incroyable à quel point les médias, ma
profession et ma vie sont touchés par les changements auxquels nous
assistons. La révolution numérique les alimente, j’imagine, mais les
troubles et l’impact des évènements économiques et, dans une large
mesure, politiques au moins aux Etats-Unis ont influencé la presse.
J’ai véritablement perçu cette tendance il y a dix ans, même avant le
11 Septembre, mais tout particulièrement après, quand les médias sont,
en un certain sens, devenus si conservateurs aux Etats-Unis, et ce,
tant sur le plan économique que politique.
Et puis, nous avons aussi et de bien des façons abandonné le…
permettez-moi une digression, mais je sens que quand Fox News –
considérée comme une chaîne normale par un grand nombre de gens aux
Etats-Unis, voire même au niveau international – déclare qu’Obama est
socialiste, c’est un exemple… « Ok les gars, nous avons besoin d’un peu
d’éducation civique » parce que nous… Non, c’est comme si on me disait
que le ciel est vert. Toute conversation est impossible…
Par où commencer, dans la mesure où ne sommes même pas d’accord avec
les définitions les plus élémentaires de la réalité. Et je suis
impartial… Je suis simplement un être humain qui se sent concerné et
souhaite qu’ensemble nous fassions de ce monde un endroit meilleur. En
fin de compte, l’homme est toujours très primitif et nous nous
comportons encore de manière tribale… même les plus modernes d’entre
nous ! J’ai perdu le fil ! Où en étais-je ? [Rires].
BR : Il y a énormément à dire sur la question si nous avons assez de
temps. Personnellement, je n’ai pas de réponse. De fait, si nous avions
la possibilité de présenter l’information au monde, comment nous y
prendrions-nous pour faire la différence ? Que réserve l’avenir à des
petits photographes et réalisateurs de films alternatifs, à des
reporters qui vont sur le terrain mais ne font pas partie de la presse
officielle ?
EK : Oh, nous avons une grande opportunité et je vous remercie de me
remettre sur la voie. [Rires] Ainsi donc, pour répondre aux différentes
questions qui se posent, je pense que nous devons tout d’abord éduquer
les médias, et particulièrement notre jeunesse, car on ne peut pas se
fier à une seule source d’information – alternative ou officielle –
pour une éducation sérieuse et pour nous informer pleinement de ce qui
se passe dans le monde aujourd’hui.
De plus, il est important de savoir comment lire la presse, pas
seulement par une compilation de sources, qu’il s’agisse de médias
traditionnels comme dans le cas de journaux ou de magazines, des
programmes de télévision, mais aussi d’Internet désormais. Il y a
également les magazines de gauche, les magazines de droite, les
magazines du centre, même nos journaux ! Comme en Angleterre où The
Telegraph et The Times sont plus conservateurs et The Guardian, un peu
plus à gauche.
Il faut donc savoir quelles sont vos sources. Mais, en un sens, le film
« La Malédiction de l’Or Noir » que nous avons réalisé et le travail
que j’ai exécuté, sont un bon exemple de ceci avec des producteurs
relativement modestes même avec la connexion à National Geographic qui,
j’en profite pour le dire, a financé la plus grande partie du tournage
en extérieur de ce projet…
J’entends qu’il est essentiel de comprendre que National Geographic,
comment pourrais-je dire ça… peut prendre ou non des risques dans ce
qu’il publie, en tout cas ce qui est diffusé est exact. Je n’ai jamais
travaillé pour un autre magazine aussi assidu à vérifier la justesse
des faits. Par ailleurs, leur cœur est au bon endroit. Il est tout
simplement difficile pour eux de sortir du moule dans lequel ils se
trouvent.
BR : Mmh.
EK : J’ai donc été très impressionné et très reconnaissant quand ils
ont accepté ma proposition sur le Delta du Niger et, de surcroît,
publié quelques photos difficiles. Vous savez, pour moi tout est lié.
Je travaille avec mon épouse Julie Winokur, qui est monteuse de films
et productrice dans l’audiovisuel, j’ai aussi investi mon propre argent
dans le tournage, puis l’Université de Berkeley en Californie m’a aidé.
Une bonne partie de la somme provient de National Geographic hormis les
deniers personnels engagés pour produire ce court-métrage.
En réalité, nous perdons de l’argent avec ce film mais – et vous le
savez car vous appartenez à ce mouvement – il a été adopté et utilisé
par des tas de gens dans le monde entier par l’Université de Michigan,
de Harvard, de Berkeley ou de Syracuse, un lycée de Palo Alto, sans
parler d’innombrables endroits comme des galeries, des musées,
organisations et fondations, Oxfam America, Amnesty International. Le
moment est arrivé et rien ne pourra nous arrêter.
Comme j’aime à le dire, tout particulièrement aux jeunes étudiants en
photojournalisme, mais de fait à tout le monde, il y a 10 ou 20 ans mon
objectif était de faire publier mes photos dans le New York Times
Magazine, dans Stern, dans The Independent ou autre, je considérais
alors que mon travail était terminé. Eh bien, je tiens à vous dire que
ce n’est plus le cas désormais. Pour aussi difficile que ce soit et ça
l’est encore plus qu’avant, réussir à éditer vos images dans ces
publications n’est que le commencement.
Voyez-vous, au bout du compte, concernant ce travail, ce matériel
journalistique que des gens comme moi créent autour de questions comme
le Delta du Niger – qui sont d’accès difficile, compliquées, et
absolument essentielles d’apporter à la connaissance du public – nous
devons maintenant agir ensemble avec le milieu universitaire, le monde
du bénévolat, les associations de bienfaisance, les ONG de la planète
et les fondations et, pour le cas où je ne l’aurais pas encore dit,
dans certains cas même avec des multinationales !
Je crois qu’il faut ici évoquer l’image d’ensemble car, si nous faisons
naufrage, les multinationales suivront [Rires]. Vous voyez ce que je
veux dire ? Elles sont liées à ce jeu dangereux auquel nous participons
par nos existences sans lendemain.
Or, s’il est beaucoup plus dur de convaincre ces compagnies de
s’engager dans la mesure où elles perçoivent qu’elles pourraient être
perdantes, je pense que plus nous aurons avec nous de gens,
d’institutions, mieux ça vaudra parce qu’en fin de compte, nous sommes
tous logés à la même enseigne.
Je n’ai rien contre le fait que les multinationales fassent d’énormes
profits pourvu qu’elles fassent leur fichu boulot correctement,
qu’elles protègent les gens et l’environnement et qu’elles contribuent
- car nous avons besoin d’institutions officielles ou privées -
qu’elles remplissent leurs obligations et qu’elles respectent les
règles. Nous ne pouvons plus mener ce combat tout seuls.
BR : Très bien, Ed, voilà une merveilleuse présentation. J’apprécie.
Permettez-moi de vous poser quelques questions simples. Tout d’abord :
que pensez-vous du film Avatar ?
EK : C’est curieux… pendant que je regardais le film, hormis le fait
que j’étais absorbé par la remarquable technologie et la qualité des
effets spéciaux et mis à part la banalité de l’intrigue, j’ai ressenti
de manière effrayante comment Cameron a capté l’essence même de ce qui
se produit dans le Delta du Niger… à l’évidence, par delà le mélodrame
dégoulinant… totalement excessif, comme le sont la plupart des films «
made in Hollywood », la culture et la société américaines, mais
au niveau le plus profond, la connexion est incontestable.
Cette idée d’étrangers faisant irruption dans un endroit qui regorge de
richesses et de ressources naturelles et qui, sans la moindre
considération pour les gens ou pour l’environnement, pas même pour la
pérennité de leur propre survie professionnelle… la moyenne des gens
venue voir Avatar la percevra-t-il ? Je ne crois pas. Je ne sais pas,
je ne sais pas…
BR : Eh bien, moi, je pense que si. Je suis d’accord avec tout ce que
vous avez dit sur le film mais son impact émotionnel en général, d’une
manière différente, retransmet tout ce que vous avez essayé de dénoncer
quant à ce qui se déroule sur la planète Terre quand nous détournons le
regard et c’est précisément pour cela que je vous ai posé la question.
EK : Vous voyez, Bill, c’est intéressant quand on y pense. Il ne fait
pas de doute que j’adorerais voir mon travail enseigné aux adolescents,
mais franchement, Avatar devrait être obligatoire en « version pour les
nuls ». Dites-moi, quel gosse entre huit et seize ans pourrait débattre
du sens profond d’Avatar dans une discussion de classe ? De quoi
s’agit-il vraiment ?
J’adorais ces cours de littérature anglaise au lycée. Nous avions un
professeur fantastique qui nous donnait à lire un roman majeur et
ensuite, il nous poussait à discuter tous ensemble pas seulement de la
structure de l’œuvre mais de son sens profond. C’est une façon
d’enseigner à nos jeunes gens à penser en profondeur et avec nuance.
Dans un certain sens, Avatar pourrait être une rampe de lancement pour
des conversations de ce type, pour permettre aux adolescents de
comprendre. Par exemple : savez-vous d’où vient l’énergie ? Y avez-vous
réfléchi ? Comprenez-vous les implications que pourrait avoir une chute
de la source d’énergie ? Que se passerait-il ? Quel effet cela
aurait-il sur votre vie quotidienne ? Comment vous sentiriez-vous si,
en rentrant chez vous ce soir, il n’y avait pas d’électricité dans la
maison et que vous ne puissiez pas aller sur Facebook, envoyer des SMS,
regarder la télévision ou jouer sur votre ordinateur ? Quelle serait
votre réaction ?
En comprendriez-vous la raison ? Imaginons qu’il y ait un nouvel
embargo sur le pétrole ou quoi que ce soit… un acte qui interrompe ce
qui semblait un courant d’énergie sans fin et bon marché pour notre
société. Je sais que cela me toucherait personnellement car je ne
pourrais même pas avoir cette conversation… par ailleurs, tout ce que
je fais en tant que photographe dépendant du numérique est lié à
l’énergie.
BR : C’est plutôt effrayant, non ?
EK : C’est absolument terrifiant ! J’aime avoir mon IPhone ou mon
Smartphone et j’aime l’idée de pouvoir être au milieu de l’action que
ce soit dans le Delta du Niger ou dans n’importe quelle situation
inhabituelle mais aussi communiquer avec mon épouse par SMS pour lui
demander en temps réel le score de mon fils au match de baseball qui se
tient dans le New Jersey.
BR : C’est sûr.
EK : Je veux dire que j’adore tous ces outils, ce bien-être… vous
savez, c’est génial. C’est fantastique mais cela a un prix. [Rires]. Et
j’espère juste, j’encourage tout le monde, nos gouvernements, nos
organismes de recherche, nos multinationales, chacun de nous… Nous
devons absolument trouver le moyen de sortir de l’énergie fossile. Il
le faut.
Et si la voracité, la cupidité de ces compagnies pétrolières et des
gouvernements persistent au point de faire durer l’exploitation au
maximum pour retirer le plus grand profit de cette ressource, alors
nous sommes foutus. Il est tout simplement impossible de prolonger cet
état de choses pendant 50 ans de plus. Cela n’est pas envisageable !
Nous devons commencer à nous organiser pour sortir de l’énergie
pétrolière tout particulièrement. Bien sûr, je ne suis pas un
scientifique et je ne sais pas si le gaz représente une meilleure
alternative. Je ne connais pas son impact sur l’environnement et tout
le reste. Je veux dire qu’il semble être une source d’énergie un peu
plus propre, mais en dernière instance, nous n’aurons pas d’autre choix
que de nous précipiter vers l’énergie solaire.
Je dois dire que cela me désespère quand j’entends que les Chinois – je
n’ai rien contre eux et pour moi tout ceci n’a rien d’un bras de fer
dans lequel les Etats-Unis devraient l’emporter sur la Chine ou quelque
autre pays que ce soit. Je trouve juste désespérant que les Etats-Unis
renoncent au leadership technologique en production d’énergie solaire.
Je pense que cela devrait être un cri d’alarme à destination de tous
les brillants ingénieurs et chercheurs de notre pays et du monde entier
afin de les inciter tous à se pencher sur d’autres alternatives
énergétiques d’autant qu’il y a là tellement de nouveaux emplois à
créer !
Ils participeront à faire baisser les prix et, comme toujours, ils
seront générateurs de technologies innovantes. Qu’attendons-nous donc ?
Je sais que le solaire, le vent, l’eau ne sont pas… la panacée
universelle. Je veux dire que le nucléaire… je suis très troublé par le
nucléaire, vous savez, car d’une certaine manière, cela semble être la
solution la plus simple. D’ailleurs, je ne sais pas si c’est vrai mais
90% de l’énergie qu’utilisent les Français est nucléaire. En tout cas,
un pourcentage très élevé.
BR : Oui, c’est énorme.
EK : Oui, et je veux dire qu’ils semblent faire ça bien… mais, bon, je
ne sais pas. (Il convient de souligner ici que cette interview a eu
lieu avant les terribles évènements qui se sont déroulés à Fukushima et
qu’Ed Kashi a certainement depuis évolué dans son approche du
nucléaire. Nous ne serions pas étonnés qu’il revienne sur la question
quand l’occasion lui en sera donnée, vraisemblablement dans une
interview ultérieure. – Ndlr) Tout ce que je sais c’est que nous devons
absolument sortir des énergies fossiles. Et, pour revenir à notre point
de départ, la tragédie du Golfe devrait être un coup de semonce,
l’avertissement que jusqu’à ce que nous « décrochions » du pétrole,
nous ferions fichtrement bien de trouver une meilleure alternative et
d’investir notre argent dans la préparation d’une solution de
remplacement.
Vous savez, je ne vais pas sur le terrain avec une mais avec deux,
voire trois caméras. [Rires] Je ne pèse donc pas lourd devant BP qui
est une compagnie pétrolière de premier plan et empoche quotidiennement
des centaines de millions de dollars… Allez les gars, vous ne pouvez
pas investir cinq cent millions de dollars ou une somme quelle qu’elle
soit dans un système de sauvegarde ? Vous agissez même contre vos
intérêts ! [Rires]
BR : D’accord. Voilà une magnifique tirade pour un samedi matin, Ed !
Je vous en suis reconnaissant. J’ai pris énormément de plaisir à vous
écouter et j’admire votre passion et votre engagement. Je vous souhaite
le meilleur pour la suite de votre travail. Il y a tout un aspect que
nous n’avons pas évoqué concernant ce que vous allez faire à présent,
ce qui compte vraiment pour vous et l’influence sur vos futurs projets
de ce qui se passe dans le Delta du Niger.
Je sais que vous que vous n’avez pas le temps pour une telle
conversation aujourd’hui car vous devez partir mais je mettrai tout en
œuvre pour faire connaître votre travail et en suivre l’évolution. Pour
quiconque douterait du pouvoir de l’image, rendez-vous sur le site
d’Ed, edkashi.com vous y verrez des
choses qui vous remueront l’âme, je vous le promets. Ce sont des photos
magnifiques, merci Ed pour tout ce que vous faites.
EK : Merci Bill, prenez-soin de vous.
BR : C’est entendu, au-revoir.
EK : Au-revoir.
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Bill Ryan
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